Quatorzième semaine, troisième jour.
C’était une nuit timide, aux étoiles discrètes et à la lune absente. Les braves gens d’Yswllyra dormaient dans leurs lits tièdes et douillets, laissant presque désertes les gracieuses rues de la Capitale. Bien sûr, afin de maintenir un semblant d’ordre et de prévenir tout accident susceptible de survenir en ce climat de crise, les soldats du Seigneur Nordique s’accommodaient de rondes nocturnes.
Cependant, ces militaires drapés d’acier scintillant, portant le bleu royal et le blanc immaculé en accomplissant dignement leur devoir ne nous intéressent pas outre mesure.
Non, si notre regard devait brasiller de curiosité à travers l’épais voile de pénombre qui recouvre la cité, il se porterait sur une ombre, infime et invisible au faible éclairage céleste. Elle patiente, nichée dans l’obscurité, détaillant d'un œil accommodé aux ténèbres les rues spacieuses qu’elle surmonte, assise sur un bas parapet de pierre.
Qui peut-elle bien être ? Solitaire et confondue dans la douce ébène de la nuit. Quel est son but ? Epiant avec malice les rues évacuées par les honnêtes gens à cette heure indue.
Autant de mystères qui planent autour des sombres contours de cet individu, esquissé à la seule chiche lueur des étoiles.
Et puis… son corps se contracte, comme prêt à passer à l’action, ses muscles se tendent et sa silhouette se dresse dangereusement.
L’énigmatique ombre… vient de bâiller.
* * *
Juché sur un muret, le capitaine Sigurd Banheim observait la large avenue qu’il surplombait, détaillant régulièrement ses extrémités de l’émeraude lasse de son regard. Le guerrier n’était pas homme à manquer de patience, mais le retard de son subordonné ne présageait rien de bon.
Que pouvait-il bien faire ? Avait-il rencontré des difficultés ? Autant de questions qui traversaient l’esprit du gradé, suivies des probables contremesures qu’il devrait lancer si son agent avait effectivement failli.
Quoi qu’il en fut, il n’aurait guère de réponses avant le retour du jeune Gadwyn, et il connaissait suffisamment le gaillard pour conjecturer que s’il aboutissait dans la tâche qu’on lui avait confié, il ne manquerait pas de se présenter à l’endroit où ils s’étaient donnés rendez-vous, même tardivement.
Jusqu’à ce qu’il se soit forgé la certitude que son aide de camp ne reviendrait pas, il l’attendrait donc. La peu alléchante idée de subir une nouvelle nuit sans prendre de repos fit grimacer le capitaine, qui lâcha un puissant soupir.
Fort heureusement, le bruit de pas discrets attira bientôt son attention. Sigurd reconnut sans peine la frêle et lointaine silhouette qui dévorait les quelques toises de distance qui les séparait. Celui qui s’appelait Gadwyn se présenta devant son supérieur hiérarchique, frappant du poing le cuir de son gilet dans un salut tout à fait militaire.
« Veuillez pardonner mon retard, capitaine. » Prononça-t-il aussitôt, la voix ourlée de cette forte humilité qui caractérisait le jeune homme.
Sigurd renifla et considéra son aide de camp d’un regard caustique. Son subordonné empestait l’alcool, mais l’idée que le modeste et droit Gadwyn l’avait fait patienter jusqu’ici pour se tordre les boyaux et vomir de la vinasse sur le comptoir d’une quelconque taverne lui était complètement incongrue. Le capitaine résista donc à la maligne tentation de profiter de la hauteur que lui conférait sa position assise pour lui coller sa botte en plein visage, pour le moment.
Le subordonné dut pressentir l’imminence du danger, car il baissa subitement ses yeux noisettes sur ses vêtements. Aussitôt, ses pommettes s’enflammèrent furieusement et il hoqueta une explication.
« Je me suis aspergé d’alcool, capitaine. A cette heure indue, j’ai pensé que cela rendrait ma présence plus crédible si l’on m’apercevait à proximité. »Sigurd hocha doucement la tête, ce n’était pas nécessairement une précaution inutile, mais ce n’était pas ce qui l’intéressait.
« Ton rapport, soldat. » Dit-il doucement, les mains jointes sur ses cuisses et attendant que s’exécute le petit brun qui lui servait d’aide de camp.
« Comme vous me l’avez ordonné, j’ai suivi les faits et gestes de Tamond au sortir de sa geôle. Son arrestation semble l’avoir calmé pour quelques temps et il rompt avec ses vieilles habitudes. Depuis sa libération, il y a cinq jours, il n’a plus approché la moindre taverne.
Notre homme n’a cependant pas tardé à fêter son retour en invitant quelques amis pour boire en petit comité… mais il n’y a rien de répréhensible à cela… » Termina timidement le jeune soldat, exprimant pour la première fois ses doutes quant au bien-fondé de la filature.
Ce n’était pas un mal, certes non, mais ce n’était pas non plus ce que le capitaine cherchait à savoir. Il n’avait alors donné l’ordre que par instinct, simplement parce que quelque chose le dérangeait dans le premier rapport qu’on lui avait fait sur Tamond Warev.
Le gaillard était ce que l’on appelait un détracteur. Un homme qui contestait l’orientation politique récente du Seigneur Nordique et qui manifestait son mécontentement de la manière la plus stupide qui soit. A savoir, en se gorgeant d’alcool jusqu’à avoir le courage d’exprimer clairement son opinion, puis en cassant la figure à tous ceux qui ne partagent pas ce même sentiment.
Quelques semaines de cela, le bonhomme, connu pour sa rudesse, avait organisé son premier véritable esclandre. Une exhibition qui avait menacé de dégénérer, réprimée de justesse par une patrouille qui passait non loin de là. Résultat, une poignée de blessés légers, et un crétin au cachot.
Dans les témoignages et rapports, ce qui avait alors retenu l’attention du capitaine Banheim, c’était… la brusque surenchère de violence. Lorsqu’un individu, touché par l’ivresse, affichait un comportement agressif et provocateur, la première réaction du consommateur standard n’était-elle pas de baisser les yeux et de plonger le nez dans son verre ? Pour quelle raison les clients avaient-ils réagi aussi rapidement, avaient immédiatement répondu de leurs poings aux railleries ?
Bien sûr, il n’était pas exclu que par hasard s’était réunie toute une bande de féroces saoulards ce soir-là. Mais… le hasard, hein ? Sigurd n’y croyait guère.
« Rien d’autre ? » Demanda finalement le capitaine. C’était peu probable, son aide de camp n’aurait pas occasionné un pareil retard pour une si maigre prise.
« J’ai recueilli les noms de quelques uns de ses contacts les plus fréquents. Il y a quelques minutes encore, je suivais l’un d’entres-eux pour localiser sa demeure. »Sortant de sa besace un fin rouleau de parchemin qu’il remit à son supérieur, l’aide de camp lista les patronymes qu’il avait relevés. Des noms pour la plupart sans substances, qui n’évoquèrent bien évidemment rien à Sigurd, jusqu’à ce que soit mentionné un dit « Maemas ».
Celui-ci éveillait chez le capitaine de vagues souvenirs, une impression familière… il l’avait déjà entendu, il en était certain, mais où ?
Il fallait qu’il s’en souvienne… mais avant cela…
« Très bien… » Commença Sigurd, plongeant son regard émeraude dans celui du jeune homme, avant d’être coupé. Manifestement, Gadwyn avait déjà compris ce que son supérieur comptait lui dire.
« Je garde le silence sur cette affaire, je sais, capitaine. »Savait-il ? Non, il saisissait qu’il n’était pas nécessaire d’avertir ses semblables des recherches qu’il menait, mais le « pourquoi » lui demeurait étranger. La raison même pour laquelle Sigurd lui ordonnait de collecter ces informations au sujet du détracteur lui échappait. Et c’était très bien ainsi.
Préférant jouir de solitude pour réfléchir, le capitaine congédia son subordonné d’un anodin
« Rentre chez toi, Gadwyn. », et puis, les sourcils froncés, tâcha de se rappeler où il avait pour la première fois entendu ce nom.
Maemas…
Le souvenir était léger, ridicule même, mais un homme l’avait déjà mentionné en sa présence. Dans quelle situation pouvait-ce être… ? Sigurd se laissa tomber de son perchoir et entreprit de faire quelques pas de promenade dans les rues paisibles et obscures, histoire de s’éclaircir les idées.
Ordinairement, il n'était guère de nature à bavasser, il n’y avait donc que peu de chance que ce ne soit pas lié à sa fonction. Etait-ce lors du rapport de l’un de ses subordonnés ? En ce cas, l’affaire ne devait pas être bien grave pour l’avoir si peu marqué, mais… les soupçons qu’il entretenait depuis l’esclandre de Tamond trouvaient dans ce chiche souvenir un point d’ancrage.
Un rapport, pensa-t-il de nouveau. Il fallait qu’il vérifie cela.
* * *
Le capitaine rejoignit la caserne de la Tour Sombre, échangeant de très brèves salutations avec les gardes en faction pour parcourir le bâtiment militaire endormi. Ne s’encombrant d’aucune lumière, Sigurd traversait les couloirs enténébrés, parfois subtilement éclairés de torchères aux flammes mourantes. Le soldat eut un léger sourire en songeant à l’incongruité de sa situation, marchant dans les ombres comme un voleur, trop obsédé par de futiles suspicions pour aller se coucher comme un honnête homme.
Soupçons puérils ou avérés ? Ce qu’il trouverait dans les archives nourrirait ou étoufferait le brasier de doutes et de méfiance qui l’animait. Aussi, jusqu’à disposer de la preuve que ses inquiétudes étaient infondées, il ferait simplement ce que lui dictait son devoir.
L’homme d’arme préleva une torche de son socle d’acier avant de pénétrer la salle où s’entreposaient les rapports.
A la lueur vacillante des flammes, Sigurd détailla les vastes rangées d’étagères, les piles archivées et étiquetées qui prenaient la poussière dans les coins, les meubles-bas qui recelaient des précisions sur des affaires datant de dizaines d’années. Ce qu’il recherchait ne devait pas être loin. Le capitaine consulta les dossiers récents qui concernaient sa section, leurs titres lui rafraîchissant la mémoire jusqu’à ce qu’il se décide à en prélever quelques uns.
Débarrassant une table de sa paperasse, il étala devant lui une poignée de rapports et les parcourut à la lumière de sa torche. Il compulsa les résumés de cas de troubles de l’ordre public, d’agressions physiques, d’agitateurs… et s’immobilisa dans sa lecture.
C’était cela… Valfred Maemas, appréhendé alors qu’il concentrait et excitait la foule. Un orateur talentueux, qui choisissait ses mots avec soin, tenant des propos en juste équilibre sur ce qui demeurait tolérable et ce qui relevait d’un délit de lèse-majesté. Son profil indiquait qu’il s’agissait d’une personne calme, intelligente et pondérée, qui lors de son arrestation s’était savamment expliquée et excusée pour cette « conversation entre amis qui s’était un peu enflammée ».
Dès lors, le gaillard n’avait plus fait montre du moindre signe de vie. Pas étonnant qu’un type pareil lui soit sorti de l’esprit.
Ainsi donc, ces deux trublions se connaissaient ? Relisant les informations collectées par le jeune Gadwyn, le capitaine tiqua. Ils résidaient à des endroits forts éloignés l’un de l’autre, ce qui réduisait considérablement les chances d’une rencontre fortuite.
Se libérant de sa torche en l’accrochant à un support prévu à cet effet, Sigurd croisa les bras.
Que pouvaient bien comploter deux émeutiers dans leur genre dans une Yswllyra déjà pleine de tension et hantée par le spectre de la guerre ? Leurs actions paraissaient anodines, et pourtant… quel regard porte le citoyen sur le statut de son royaume lorsqu’il voit les compagnies militaires se mobiliser pour mettre fin aux troubles ? Quelle impression d’instabilité se dégage à chacun des coups, légers, portés par un ennemi intérieur ?
La foi du peuple vacille, ne serait-ce qu’en partie, les actes du Seigneur Nordique ne sont pas toujours cautionnés. Un vent de murmures réprobateurs gronde dans la cité pour qui sait écouter.
Tamond Warev, Valfred Maemas, et combien d’autres encore… ? Et si lors du premier esclandre fomenté par le détracteur, il y avait eu plus d’une force à l’œuvre ? Ces contestataires qui se réunissaient, n’était-ce pas ainsi que se noyautait une Résistance ?
Le capitaine, de ses doigts, pianota doucement sur son bras. Il devait faire attention, tout cela n’était encore que supputations, guère de preuves ou de faits n’étayaient son raisonnement.
Devait-il parler de ses doutes à quelqu’un… ? Non… il disposait encore de trop peu d’éléments. Qui plus était, il aurait l’air bien fin s’il débarquait chez les présumés émeutiers à la tête d’une compagnie pour les trouver en train de miser leurs chausses dans une enfiévrée partie de dés.
Il n’avait pas besoin de plus d’agents non plus. Gadwyn s’en sortirait très bien, et en réduisant le nombre de personnes au parfum, il éradiquait le risque que des soldats trop zélés ne renforcent leurs patrouilles auprès des lieux de regroupement. S’il y avait des comploteurs, il ne leur mettrait pas la puce à l’oreille.
Une hilarité, soudaine et légère, gagna la gorge du capitaine, et un sourire carnassier aux lèvres, il fit une brève relecture des rapports. Ah… voilà qui brisait enfin la fade monotonie de son quotidien… Ses yeux émeraude scintillaient d’une excitation et d’un plaisir contenu, refoulé, alors qu’il assimilait les faits, les lieux, les noms. Convenablement informé, il lancerait sa prochaine manœuvre.